9
— Tu as trouvé ceci chez Montou ?
Le lieutenant Menna prit le tesson de terre cuite des mains de Bak, s’approcha de la porte de son bureau et l’examina sous la lumière qui filtrait à travers la colonnade entourant la cour spacieuse.
Bak le suivit, heureux de fuir la minuscule pièce encombrée par une profusion de papyrus et de jarres dont le col béant révélait encore d’autres rouleaux.
— Ce dessin d’abeille ressemble trop à celui de Bouhen pour ne pas être de la même main.
— Et tu penses que, tout comme la cruche précédente, celle-ci a été utilisée pour passer des bijoux en fraude ?
— Rien ne le prouve, reconnut Bak, cependant nous ne pouvons négliger cette possibilité.
— « Nous »…
Menna fit quelques pas le long du portique, se retourna et revint vers le policier.
— Je sais que tu es mû par de bonnes intentions, lieutenant, et, que tu le croies ou non, j’apprécie ton offre de m’aider.
Bak garda le silence. Il venait pour proposer son assistance, non pour se quereller.
Menna jeta un coup d’œil vers trois hommes à la tenue impeccable – des officiers de la garde royale, devina Bak –, debout à l’ombre d’un grand sycomore qui occupait le centre de la cour. Ils étaient trop absorbés par leur conversation pour prêter attention à ses paroles. Une brise fraîche apportait l’odeur des écuries toutes proches. Des chiens aboyaient dans le chenil que Bak avait dépassé en cherchant le bureau de Menna dans le vaste camp de la police. Ils étaient utilisés pour suivre une piste, monter la garde et patrouiller dans le désert.
— J’admets volontiers que je ne suis qu’un officier d’infanterie, sans aucune expérience en matière d’enquête criminelle, dit Menna. Et, je l’avoue, pour ce qui est de ces vols, je suis dans l’impasse. Néanmoins, je préfère apprendre en commettant mes propres erreurs et en réussissant parfois.
L’officier de la garde s’efforçait d’adopter la voie du juste milieu, d’agir à sa guise sans l’offenser pour autant. D’un hochement du menton, Bak montra qu’il comprenait.
— J’étais officier dans le corps des chars quand on m’a envoyé à Bouhen pour prendre la tête de la police medjai. Je ne connaissais rien à ma nouvelle fonction et je n’avais personne pour me conseiller. Je me suis trompé plus d’une fois, et j’aime à croire que, ces erreurs-là, je ne les répéterai jamais.
— J’occupe ce poste depuis trois ans, dit Menna d’un ton qu’il voulait désinvolte, mais où perçait une pointe d’amertume. Les gardes placés sous mes ordres excellent à mettre la main sur les auteurs de menus larcins, qui opèrent dans les processions funéraires, volent les familles qui se rendent sur la tombe de leur justifié[14] ou s’en prennent même à leurs compagnons de travail. Pour ma part, je n’ai pas mon égal pour préparer les rapports relatifs à leurs nombreux petits succès.
Bak sourit de cette ironie trop proche de la vérité pour amuser Menna.
— Amonked assure que tu connais très bien les cimetières de la partie occidentale de Ouaset et sa population. J’aurais cru que cela faciliterait ta mission à un point considérable.
— Ces gens me connaissent et, je crois, m’apprécient, mais ils s’abstiennent de me faire des confidences. Tout vol signalé pourrait mener à l’arrestation d’un frère ou d’un cousin.
— Il se pourrait que tu manques de recul et d’un regard extérieur, suggéra Bak, qui s’empressa de lever une main pour parer toute objection. Si jamais l’envie te prenait d’en parler, je n’empiéterais pas sur ton domaine. Je te le promets.
Menna le fixait, indécis. Après un silence interminable, il approcha deux tabourets et ordonna à un serviteur d’apporter de la bière. Il s’exprima d’abord avec hésitation, pesant ses mots, mais le désir de s’épancher fit bientôt disparaître ces signes de méfiance. Il avait exploré avec un soin minutieux chaque cimetière de la rive ouest – tous les puits étaient intacts. Il avait cru trouver la clef du mystère dans le temple de Mentouhotep, puis avait inspecté le plateau désertique et les falaises environnantes, le tout en pure perte. Il avait examiné personnellement les tombes ramenées au jour par les travaux du Djeser Djeserou, et veillé à ce qu’elles soient scellées.
— Il semble que tu n’aies négligé aucune piste, estima Bak.
— Un détail m’a échappé. Mais lequel ? Je n’arrive pas à le discerner.
— Les pilleurs devaient être plusieurs. Le percement d’un puits représente un travail laborieux.
— Mais pas très nombreux, je pense. Plus il y a de complices, plus ils risquent que l’un d’entre eux se montre trop bavard.
— Tu n’as entendu aucune rumeur ?
— Le bruit a bien couru que des bijoux anciens avaient été confisqués au port, preuve qu’un tombeau avait été profané. Quant à savoir qui a perpétré ce forfait, les spéculations vont bon train, mais nul ne peut désigner le coupable avec certitude. Chaque fois que j’interroge un suspect, il apporte la preuve de son innocence.
« Ces voleurs doivent être très unis et organisés pour échapper à tout soupçon », songea Bak.
Il reprit l’éclat de poterie, qu’il avait posé par terre près de son tabouret, et contempla le fragment d’abeille qui y était dessiné. « Est-ce Montou qui a pillé les tombeaux ? » se demanda-t-il pour la centième fois. Et, comme toujours, cette question en amena une seconde tout aussi essentielle : si ce n’était lui, pour quelle autre raison se trouvait-il, en pleine au nuit, au Djeser Djeserou ?
— Que peux-tu me dire au sujet de Montou ?
— Cet homme-là m’insupportait.
Menna repoussa du pied un chat gris tigré venu renifler sa cruche de bière.
— Il menaçait de se plaindre à Senenmout chaque fois que je préconisais des changements pour améliorer la sécurité sur le chantier.
Bak sentit croître son intérêt.
— Quel genre de suggestions rejetait-il ?
— Je n’ai pas souvenir qu’il en ait accepté la moindre. Au début, cela me rendait furieux, mais quand j’ai compris qu’il traitait tout le monde avec la même hargne, j’ai appris à l’ignorer.
— Il ne marquait pas d’opposition particulière aux mesures qui auraient contrecarré les plans des pilleurs de tombes ?
— Non. Tu ne penses tout de même pas qu’il était celui que je cherche ?
Bak haussa les épaules.
— J’ai découvert ce tesson de poterie dans son bureau, dans un panier qui en contenait beaucoup d’autres similaires, sans doute mis au rebut au Djeser Djeserou.
— C’était un être vil, fort capable de commettre des vols. En fait, dit Menna, les sourcils froncés, maintenant que tu attires mon attention sur lui, je ne vois pas de suspect plus probable. En qualité d’architecte, il savait mieux que quiconque où trouver les tombeaux anciens. Je dois réfléchir à cette possibilité.
Son expression passa soudain de la satisfaction au désespoir et il jura entre ses dents.
— Quel problème entrevois-tu ? demanda Bak, intrigué.
— La belle-fille de Montou, Sitrê, expliqua l’officier avec un sourire amer. Je la trouve ravissante et je l’admire de loin depuis longtemps, mais je n’ai jamais tenté ma chance car la seule vue de Montou m’était odieuse. En apprenant sa mort, je me suis pris à espérer… Hélas, si je prouve qu’il se rendait coupable de profanations, j’humilierai sa veuve, qui ne me laissera pas approcher Sitrê.
Bak lui tapa sur l’épaule pour le réconforter.
— Je ne saurais dire au juste ce que ressent Moutnefret, toutefois elle m’a paru loin d’être éplorée. Je la soupçonne d’éprouver une certaine gratitude envers l’esprit malin.
— Tu penses qu’il a été assassiné par l’esprit malin ? interrogea Menna en le scrutant.
— Par l’homme qui prétend être un esprit malin, corrigea Bak.
— Un homme ? Tu en es bien sûr ? insista Menna, le visage sombre. Moi aussi, il m’arrive de douter de son existence, cependant, les ouvriers des cabanes l’ont bien vu.
— Qu’ont-ils vu, en réalité ? Des lumières et des ombres, rien de plus. Et encore, de très loin.
Bak avait peine à croire que, malgré son intelligence, Menna fût à ce point naïf, pourtant il aurait dû y être habitué. D’autres, qui n’étaient pas sots, s’accrochaient à cette idée comme un oiseau sur la branche par grand vent.
— Hier, après l’accident du mur nord, j’ai escaladé la falaise et j’ai vu les traces d’un homme. C’est un être doué de raison et pourvu de deux pieds, non une créature éthérée, qui a déclenché l’avalanche.
— Tu en es tout à fait sûr ?
— J’ai trouvé la marque d’un levier, utilisé pour détacher un bloc rocheux.
Menna resta songeur.
— Montou pouvait-il être l’esprit malin ?
— Hier, il n’appartenait déjà plus au monde des vivants, objecta Bak.
— Il y a déjà eu des éboulements, par le passé. Comment sais-tu que cette marque n’a pas été laissée voici plusieurs semaines ?
— Elle semblait toute fraîche.
— Nous n’avons pas eu de pluie ou de vent pour estomper sa forme et sa couleur.
— Le vent soufflait fort, hier matin, souligna Bak avec un peu d’impatience.
— Ne soufflait-il pas du nord au sud ? Dans ce cas, l’arête rocheuse aurait abrité la falaise.
— C’est possible, concéda Bak de mauvaise grâce, mais je sais dans mon cœur que tu te trompes. La marque était récente, de même que les mouvements dans le sable montrant qu’un homme avait effacé l’empreinte de ses pas. Montou était peut-être ton pilleur de tombes, mais non l’esprit malin. Si ta mission s’en trouve facilitée, il me reste à poursuivre la mienne.
Lorsqu’il était enfant, Bak venait souvent à la Maison de Vie avec son père, qui pouvait passer des heures à chercher dans de vieux documents la recette d’un cataplasme compliqué, une incantation rare ou la cause et le traitement d’une maladie peu connue. Las d’attendre, il s’aventurait dans d’autres parties du vaste domaine qui entourait le sanctuaire d’Amon. Intrigué par les nombreux entrepôts, les bureaux et les habitations, il allait au hasard des étroits passages et des cours intérieures. Chaque fois, il perdait son chemin et un prêtre ou un scribe compatissant le ramenait à son père inquiet.
Les années avaient passé et, bien que l’enceinte sacrée lui parût plus petite qu’autrefois, les multiples bâtiments et les voies encombrées ne constituaient pas moins une source de confusion. Dirigé vers un lieu, puis vers un autre par des fonctionnaires affairés comme des fourmis, en pleins préparatifs de la fête religieuse imminente, il lui fallut plus d’une heure pour découvrir Kaemouaset. En s’approchant de l’édifice, il s’aperçut qu’il ne se trouvait guère qu’à une centaine de pas d’une porte qui menait directement au camp de la police. Il aurait pu s’éviter une perte de temps et bien des efforts s’il l’avait su.
L’homme qu’il cherchait était assis en tailleur sous un portique qui ombrageait trois côtés d’une courette. Dix garçons d’environ huit ans, assis sur deux rangées devant lui, des ostraca sur les genoux, inscrivaient des maximes de sagesse sous la dictée de leur maître. Dès qu’il remarqua Bak, ce dernier chargea un enfant de le remplacer et conduisit son visiteur de l’autre côté de la cour, jusqu’à un banc de brique crue abrité du soleil par un bouquet de palmiers. La brise faisait bruire les frondaisons et tournoyer la poussière mêlée d’herbe sèche.
Le prêtre qui, estima Bak, ne devait guère avoir loin d’une cinquantaine d’années, expliqua qu’il revenait à peine du Djeser Djeserou. Il avait passé une heure à prier pour les victimes de l’accident, puis il avait procédé à des offrandes dans la chapelle d’Hathor – l’un des rares édifices anciens encore intacts. En brique crue, vénérable mais minuscule, celui-ci serait abandonné dans quelques années ; alors la déesse gagnerait la nouvelle chapelle, infiniment plus somptueuse, qui formerait une partie intégrante du temple funéraire de Maakarê Hatchepsout.
— Ainsi, les ouvriers ont décidé de poursuivre le travail, après tout, conclut Bak, heureux que le bon sens ait prévalu.
— Grâce aux admonestations de Pached et de Ramosé. Et, ajouta-t-il, le frémissement de ses lèvres trahissant un sourire, grâce à certaine rumeur qui circule, répandue, semble-t-il, par ton scribe et le fils de Ramosé.
Bak hocha la tête avec satisfaction, mais n’émit pas de commentaire. Des plis d’inquiétude creusèrent le front du prêtre.
— On raconte par tout le Djeser Djeserou que, sur cette falaise, tu as découvert la preuve qu’un homme a provoqué l’éboulement. Est-ce la vérité ?
— C’est irréfutable.
Kaemouaset laissa échapper un soupir lourd de tristesse.
— Qui peut être assez cruel pour causer tant de souffrance ?
— C’est ce que je compte bien découvrir.
On ne pouvait douter de sa détermination, et le bref signe de tête du prêtre, la gravité de son expression exprimèrent son approbation.
— Hier, pendant notre conversation, je t’ai exposé l’interprétation officielle de ces nombreux accidents, la théorie qui est le plus souvent évoquée par les alliés de notre souveraine au temple d’Amon. J’ai cru comprendre que tu n’étais pas convaincu.
Bak observa le prêtre avec curiosité.
— Par « interprétation officielle », sous-entends-tu qu’elle t’inspire à toi aussi quelques réserves ?
— La politique reste la politique, lieutenant. Lorsqu’on veut satisfaire ceux à qui il importe de plaire, soit par zèle, soit par nécessité, les actes et les paroles sont rarement conformes à la réalité.
Le prêtre avait les pieds sur terre, qualité que Bak appréciait.
— Cette théorie pourrait être vraie dans une certaine mesure. Je ne l’exclus pas, mais elle ne vaut guère mieux que toutes celles auxquelles j’ai songé avant de les rejeter.
Kaemouaset secoua la tête d’un air désabusé.
— Qu’arrive-t-il à notre monde ? Les dieux se détournent-ils de nous ?
C’était là une question insoluble, tous deux le savaient.
Les rires espiègles des jeunes garçons attirèrent un instant le regard du prêtre.
— Pourquoi viens-tu me trouver, lieutenant ?
— Tu passes souvent du temps au Djeser Djeserou. J’aimerais connaître tes idées, tes impressions, n’importe quelle conclusion à laquelle tu as pu parvenir et qui m’aiderait à arrêter ce prétendu esprit malin, qui est, peut-être, l’assassin de Montou.
— J’ai peur de ne pouvoir t’aider, répondit Kaemouaset avec regret. De par les fonctions que j’assume là-bas, je me tiens à l’écart des autres.
— Depuis combien de temps es-tu le prêtre du Djeser Djeserou ? interrogea Bak, sceptique.
— Depuis le début de la construction.
— Cinq ans, donc. C’est un laps de temps bien long pour garder tes yeux et tes oreilles fermés à ce qui t’entoure.
Le prêtre lança un coup d’œil réprobateur aux enfants confiés à ses soins. Ils se balançaient d’un côté, puis de l’autre pour se cogner les épaules et pouffaient comme si c’était le jeu le plus drôle du monde. Le jeune garçon assis devant eux se collait la main sur la bouche pour contenir son fou rire.
— Je ressentais beaucoup de colère au Djeser Djeserou et je soupçonnais Montou d’en être responsable. Si, comme je le pense, c’était un fauteur de troubles, ne crois-tu pas que son meurtrier se trouve parmi les nombreux ennemis que lui valait son attitude ?
— Je n’écarte pas cette possibilité, reconnut Bak.
Un éclat de rire joyeux retentit et Kaemouaset tapa des mains, rappelant aux gamins qu’il n’était pas trop loin pour les punir.
— Quelquefois, je percevais également un malaise, que j’attribuais à juste titre à la peur de l’esprit malin. Je connais la superstition viscérale des pauvres et des ignorants, et je croyais que ces histoires étaient le fruit de leur imagination. Or, il semble à présent que je me sois trompé.
— Jusqu’à un certain degré. L’esprit malin existe, mais c’est un simple mortel.
— Je ne le nie pas, lieutenant, toutefois qu’espères-tu gagner en répandant cette idée ?
— Les ouvriers doivent enfin voir clair. Il ne faudrait pas que l’un d’entre eux, dans sa fureur d’avoir été berné, se livre à une provocation qui mette sa vie en danger, mais si un jour j’ai besoin d’aide, je ne veux pas les voir paralysés par la terreur.
— J’applaudis ton intention, cependant je ne suis pas tout à fait sûr que ton plan soit judicieux. Ne serait-il pas plus sage de faire croire à celui que tu cherches que tu ne sais rien de lui ? Plus sage… et moins risqué ?
— On croirait entendre mon père ! répliqua Bak, sans cacher son irritation.
Kaemouaset inclina la tête pour montrer qu’il acceptait ce léger reproche.
— Pardonne-moi, lieutenant. J’enseigne depuis de longues années et je ne peux m’empêcher de parler à de jeunes hommes comme à mes élèves.
Un enfant hurla. Un petit garçon roux s’était levé et avait descendu la rangée pour assener sa palette de scribe sur la tête d’un camarade plus vigoureux. Celui que Kaemouaset avait chargé de la surveillance s’empara de la palette, attrapa le coupable par l’oreille et l’obligea à regagner sa place.
Bak comprit que le prêtre avait hâte de retourner auprès de sa classe.
— Connaissais-tu bien Montou ?
— Nos chemins ne se croisaient qu’au Djeser Djeserou. Pour moi, c’était un être plein de petitesse qui se croyait de la grandeur.
— Se serait-il approprié ce qui, de droit, appartenait à un autre ?
— Aurait-il volé ? dit Kaemouaset, qui parut surpris à cette idée. Hum ! Intéressante question. Je ne puis te répondre en toute certitude ; je ne le connaissais pas assez. Mais puisque je dois hasarder une opinion, je dirais que oui, s’il croyait pouvoir s’en tirer sans dommage. Comme je te l’ai dit, la petitesse était la marque de son caractère.
Bak quitta le prêtre, songeant au tesson qu’il avait trouvé dans le bureau de Montou et à la nouvelle piste qu’il suivait depuis. Sitrê avait accusé l’architecte d’être honnête seulement quand cela l’arrangeait. Menna voyait en lui un suspect plausible. Selon Kaemouaset, il aurait pu voler, si les circonstances s’y prêtaient. Cela faisait-il de lui un voleur ? Le fragment de poterie le suggérait, toutefois il était loin de constituer une preuve. Le dessin était tracé avec moins d’habileté que les autres croquis découverts dans le panier : cela démontrait que l’artiste manquait d’expérience, mais pas qu’il était l’œuvre de Montou.
Même si Menna établissait sa culpabilité dans les profanations, il n’apprendrait pas pour autant le nom de ses complices ni l’emplacement des sépultures violées. Plus tard peut-être Hori pourrait-il étudier cela de plus près, quand il en aurait le temps… En tout cas, cela ne pouvait nuire de préparer le terrain.
Un rapide coup d’œil vers Rê apprit à Bak qu’il disposait au moins d’une heure avant que son père ne traverse le fleuve. Il tourna à l’angle d’une ruelle, où une bourrasque le frappa de plein fouet. Il ferma les yeux et la bouche pour se protéger des particules de poussière qui volaient dans l’étroit passage. Quelques personnes le dépassèrent, se hâtant vers un foyer paisible à l’abri des rafales. On ne voyait ni chat ni chien ; les rares baudets libres d’aller à leur guise se renfonçaient dans des coins abrités et tournaient la croupe au vent.
Un nouveau tournant et une rue plus large le menèrent au carré de bâtiments où les Archives étaient situées. Il franchit le grand portail d’entrée et se retrouva dans une jolie cour, ombragée par des sycomores et des palmiers, où des fleurs aux couleurs vives exhalaient des senteurs délicieuses. Dix scribes avaient apporté leur travail au-dehors afin de profiter de la brise sous le portique qui entourait la cour. Cependant, ils avaient méjugé de la force grandissante du vent. Ceux qui n’avaient pas eu la prévoyance de maintenir leurs papyrus avec des pierres couraient en tous sens pour rattraper les documents emportés à chaque courant d’air. Les autres rangeaient leur matériel d’écriture avant de battre en retraite à l’intérieur.
Bak ramassa plusieurs rouleaux et les tendit à un scribe plus âgé que lui, qui avait l’air excédé d’un petit fonctionnaire.
— J’ai une question à te poser, lui dit le policier. Peux-tu m’aider ?
Le scribe déposa les rouleaux dans un panier et se pencha pour en récupérer un autre que le vent poussait dans sa direction.
— Bien sûr, mais sois bref, jeune homme. J’ai beaucoup à faire avant la fin de la journée.
— Je suis officier de police, chargé d’une enquête concernant le nouveau temple de notre reine sur la rive ouest. J’ai l’intention d’envoyer mon scribe ici pour chercher dans les archives les informations dont j’ai besoin. Sera-t-il bien reçu ?
— Nous n’admettons pas le tout-venant, répondit le scribe d’un ton pompeux. Il devra se prévaloir d’une plus haute autorité que la tienne pour y avoir accès. Au moins celle du chef archiviste en personne.
Il courut après un autre rouleau, gâchant l’impression qu’il comptait produire. Bak réprima un sourire et, tapotant son mollet avec son bâton de commandement, demanda d’un ton négligent :
— Amonked, gardien des greniers d’Amon et cousin de notre souveraine, serait-il d’un rang suffisant ?
— Mais oui, certainement.
Le policier feignit de ne pas remarquer la soudaine obséquiosité de son interlocuteur.
— Mon scribe s’appelle Hori. Il viendra lorsqu’il en aura le temps, muni d’une autorisation.
Quand Bak arriva sur le petit quai où son père amarrait son esquif, un vent âpre ôtait toute chaleur au soleil couchant. Bak trouva le bateau vide. Ptahhotep n’était nulle part en vue. Les vagues enflées par le vent jetaient sans merci la frêle embarcation contre le revêtement. S’il n’avait eu l’intention de partir sur-le-champ, il l’aurait tirée jusqu’en haut de la berge, où plus de vingt bateaux de toutes tailles avaient été hissés avant le grain par des propriétaires prévoyants.
Deux bateaux amarrés plus loin, beaucoup plus grands que l’esquif, étaient mieux à même de résister à la tempête. Un navire chargé de poteries rouges fabriquées dans les environs côtoyait une petite barge de transport où des blocs de fin calcaire blanc occupaient le moindre espace du pont. Contrairement à la barque de Ptahhotep, leurs coques en bois étaient protégées par des défenses. Les gréements grinçaient sous le vent, un pan de voile défait claquait contre la vergue. Ils étaient déserts, leurs équipages s’étant sans doute réfugiés bien au chaud dans un lieu de plaisir tout proche. Un peu plus loin en amont, un modeste bateau de pêche, dont le bois avait foncé à force d’essuyer les intempéries, était amarré à des piquets. Sa coque raclait les écueils enfouis sous la vase.
Frissonnant, Bak regretta de ne pas porter de tunique et de ne pouvoir en acheter. Vendeurs et clients avaient déserté le marché qui bordait d’habitude le front de l’eau, car les auvents, conçus pour fournir de l’ombre, n’offraient aucun rempart contre le vent. D’ailleurs, la plupart s’étaient renversés ; les maigres poteaux et les toitures de paille gisaient, pêle-mêle, contre les maisons en face du quai, dont le vent rasait les terrasses en sifflant.
Bak entra dans le seul commerce encore ouvert, une maison de bière sombre et sordide. Là, comme plusieurs fois par le passé, il trouva Ptahhotep qui l’attendait. Ce dernier portait une tunique de lin épais et en avait une seconde pour son fils. Celle-ci était trop serrée aux entournures, mais c’était mieux que de naviguer sur le fleuve sans rien pour se prémunir contre le froid.
Ils sortirent et, luttant contre le vent, se dirigèrent vers l’esquif. Bak rendit grâce à Amon que le ciel soit dégagé. Au moins, ils ne seraient pas trempés jusqu’aux os par l’un des rares orages qui s’abattaient sur la région.
— Veux-tu rester à Ouaset cette nuit ? Au matin, la tempête sera calmée.
— Pour qui me prends-tu ? Crois-tu que le passage des années ait fait de moi un lâche ? répliqua le vieil homme, rendu irascible par les rafales de vent glacées.
Bak se retint de souligner que, au lieu de partir seul, son père l’avait attendu dans l’espoir d’avoir de l’aide pour manœuvrer pendant la traversée.
— Tu es prudent, père, mais certainement pas lâche.
— Quel genre de médecin serais-je, si je ne répondais pas à l’appel d’un patient que l’on ne peut rejoindre qu’en bateau ?
Bak s’agenouilla au bout du quai, saisit le cordage reliant la proue à un piquet d’amarrage, puis rapprocha la barque qui regimbait et résistait. Son père dégagea la corde de la poupe. Le bateau rappela à Bak celui qu’il avait connu dans son enfance : fuselé, rapide et pratique, comme il convenait à un médecin.
— Hâte-toi, père. La nuit tombera bientôt et Amon seul sait où nous accosterons sur la rive ouest. Si nous sommes poussés trop loin au sud, il nous faudra marcher longtemps pour rentrer à la maison.
Le vieil homme, habitué à monter sur un bateau même par gros temps, attendit le moment propice et sauta à bord. Bak dénoua la corde du piquet puis l’enroula tout autour, en maintenant fermement la proue contre le quai. Il grimpa dans l’esquif et, d’une secousse, libéra l’amarre. Ptahhotep lui passa un aviron ; ensemble, ils écartèrent l’embarcation du quai et ramèrent comme des forcenés vers les eaux profondes.
Loin de la rive, le fleuve coulait sans le moindre obstacle en direction du nord-est, tandis que le vent et les rouleaux venaient du nord. Ces deux forces puissantes rivalisaient pour contrôler le petit bateau et tout ce qu’il contenait. Des vagues, basses mais impétueuses, le soulevaient pour le lâcher brusquement, aspergeant d’eau glacée ses occupants.
Bak savait qu’aux yeux d’un homme accoutumé à la Grande Verte ces vagues n’étaient rien, des ondulations insignifiantes à la surface des flots. Mais pour lui et tous ceux qui empruntaient le fleuve si bienveillant d’ordinaire, elles venaient rappeler avec dureté qu’Hapy n’était pas toujours un dieu bon et généreux. Bak avait navigué dans des conditions similaires et n’avait pas peur, toutefois il éprouvait un très grand respect pour les forces combinées de l’eau et du vent.
Son père tenant la barre, il hissa à grand-peine l’unique voile rectangulaire. Au moment où la lourde toile s’éleva au-dessus de la basse vergue, le vent s’y engouffra. Plus Bak la levait, plus violente était la force qui l’emplissait. Elle menaçait d’arracher la drisse entre ses mains et les taquets du pont, ou même de les faire chavirer. Son père, qui avait navigué toute sa vie et lui en avait enseigné l’art, fit virer délicatement le bateau afin de ne pas trop présenter la voile au vent, tout en évitant que l’esquif se perde dans les vagues.
Enfin, la haute vergue atteignit la tête du mât. Manœuvrant ensemble, l’un à la voile, l’autre à la barre, le père et le fils mirent à profit le vent et le courant. En peu de temps, ils se dirigèrent vers le cap fixé. Ils ne suivaient pas une trajectoire directe car le vent les obligeait à louvoyer, mais ils restaient confiants : ils toucheraient la rive opposée non loin du sentier qui les ramènerait chez eux. Ils fendaient les eaux ; leur traversée était glaciale et fatigante, mais ils se sentaient revigorés.
Suspendu au-dessus du pic occidental, derrière le Djeser Djeserou, Rê mouchetait les vagues de rouges et d’ors. Plus loin en amont, un grand navire d’agrément venait dans leur direction, sa voile roulée. Les rameurs le maintenaient au milieu du courant qui les emportait vers le nord. La seule autre embarcation en vue était un bateau de pêche, à quelque distance derrière eux, qui suivait un cours identique au leur. Comme celui que Bak avait remarqué à Ouaset, sa coque était d’un brun foncé. À supposer que ce fût le même, il avait appareillé peu après leur départ.
Bak écarta les deux navires de ses pensées et se concentra pour maintenir le cap. Son père et lui avaient le fleuve tout à eux. Ils pouvaient aller où ils voulaient, voguer aussi vite qu’ils le souhaitaient. Le monde leur appartenait.
Ils gardèrent en vue l’embouchure d’un canal sur la rive d’en face et s’orientèrent sur Rê pour conserver une direction nord-ouest. Après avoir atteint une vitesse vertigineuse qui aurait distancé le plus rapide des chevaux de char, Bak réduisit la toile, la retenant juste assez pour ne pas dévier pendant que le courant entraînait l’esquif. Il était grisé par la vitesse, par ce défi lancé au fleuve et à la tempête. Le vent tourmentait ses cheveux et tiraillait l’ourlet de sa tunique ; il sifflait à travers les cordages et faisait grincer les gréements en haut du mât. Des mouettes planaient, les ailes déployées, et se laissaient porter vers le sud, riant comme si elles se moquaient des hommes au-dessous d’elles.
Environ à mi-chemin, Bak se retourna pour voir comment son père se débrouillait à la poupe. Il fut saisi de stupeur en découvrant le bateau de pêche juste derrière eux. La coque approchait vite. Trop vite. Le cœur de Bak bondit jusqu’à sa gorge.
Bien que moins maniable, ce navire était deux fois plus gros que leur barque et beaucoup plus lourd, avec une très grande voile. Le capitaine savait en tirer le meilleur parti, et le vent le propulsait à une folle allure.
— Père ! Derrière nous ! hurla Bak. Il ne nous voit pas ! Change de route !
Ptahhotep lança un coup d’œil en arrière et, en même temps, fit ce qu’on lui disait. Bak laissa la voile s’enfler autant qu’il l’osait. L’esquif vira d’un quart de tour, se retrouva au sommet d’une vague et retomba dans un creux. Le bateau de pêche parut tourner, comme s’il les suivait. Jugeant l’idée absurde, Bak fit signe à son père de venir au vent et la voile se gonfla comme un ballon. La barque à fond plat, couchée à un angle précaire, coupa les vagues en trépidant pour sortir de la route du bateau. Bak se prépara à redresser, mais son père lui cria :
— Il vire avec nous !
Bak se retourna. La coque énorme approchait rapidement, bien trop pour qu’ils lui échappent.
— Père, il faut sauter !
Blême, Ptahhotep lâcha la barre et se jeta par-dessus bord. Priant pour qu’il se trouve hors de portée du navire, Bak largua les écoutes, qui glissèrent des taquets et se faufilèrent sur le pont tels des serpents. La proue du bateau de pêche dominait leur poupe à une hauteur effrayante. La voile claqua, frappant Bak en plein visage. L’esquif commença à donner dangereusement de la gîte et à prendre l’eau. Bak sauta. Le gros bateau heurta le plus petit, qui sombra dans le fleuve, et sa coque percuta Bak en travers du dos.